Très chères ragnagnas

Tout d’abord, ne voyez pas d’ironie dans le titre de cette lettre. Je ne fais pas allusion aux milliers de francs et d’euros que vous m’avez coûtés en tampons, serviettes, pantalons et draps flingués par les tâches par vous provoquées…

Non, voilà trente ans que vous êtes apparues dans ma vie, vous l’avez transformée et jusqu’à présent, il ne m’était pas venu de vous dire combien je tenais à vous, à l’écoulement silencieux que vous provoquez chaque mois… Le moment est venu de réparer cette négligence.

Entre nous, c’était loin d’être gagné pourtant. Quand vous avez fait effraction dans ma vie, je m’en souviens bien, c’était en plein cours d’anglais, j’étais tordue de douleur sur mon bureau, j’avais onze ans, et j’ai cru que j’allais mourir. La prof avait ameuté mon père qui m’avait emmenée direct chez notre médecin de famille. Et cet idiot avait demandé à mon père : « elle a ses règles ? « . Mon père avait secoué la tête et l’autre avait répliqué en souriant : « eh ben voilà, ça y est ». L’horreur totale. Mon père m’avait ramenée à la maison sans une parole, sans un regard. Il avait dit deux-trois mots à ma mère qui épluchait des patates, et moi j’étais allée m’enfermer dans ma chambre, mortifiée.

Quand les filles du collège me demandaient :  » tu les as ? »(c’était la première grande question à l’époque, avant les « tu l’as fait ? » « tu l’as embrassé ? » …), je virais cramoisie et balbutiais : « non ». Trop la honte. J’ai passé des mois à me torturer. Je détestais ce bouleversement. Je sentais que je partais malgré moi pour un voyage sans retour. Que quelque chose m’échappait et que c’était une perte irrémédiable.

Je me souviens du départ en vacances, l’été suivant. On devait rejoindre l’Algérie, via l’Espagne et le Maroc. Une odyssée interminable, sympa sur le papier, mais pas quand t’as tes règles et que tu ne maîtrises pas le sujet. Quand j’ai vu que vous aviez décidé d’être du voyage vous aussi, j’ai pleuré des heures, je me suis enfermée dans les toilettes et j’ai prié le Bon Dieu pour qu’Il vous arrête, pour qu’Il vous renvoit dans les territoires sombres et inconnus auxquels vous apparteniez et que vous n’auriez jamais dû quitter… Rien à faire. Dieu fit la sourde oreille – peut-être que les trucs de filles, leurs ragnagnas et tout ça, ça ne L’intéresse pas…

Il n’est pas le seul d’ailleurs. Les hommes en général ne vous aiment pas. Ce sang qui s’échappe de notre sexe, ça leur fait peur, je crois. Certains disent que nous sommes impures, les jours rouges. Ils se trompent.Ils n’ont rien compris, les pauvres. Ces jours-là, nous sommes plus femmes que jamais. Nous sommes plus proches de notre nature qui compte la capacité à donner, à porter la vie. Don extraordinaire. Bénédiction parmi les bénédictions.

Aujourd’hui chères ragnagnas, je ne suis plus une gamine effrayée face à vous. Je sais que les tampons ont modifié notre relation (merci à mon amie Fouzia, qui me les a fait découvrir!). Je ne vous subis plus. Je vous observe comme un phénomène naturel et doux qui vient cycliquement me rappeler que j’appartiens au genre féminin, que je suis une femme. Mais je sais que les femmes sont nombreuses à considérer les jours rouges comme des jours spéciaux : elles ne font pas de sport, ne vont pas à la piscine, à la mosquée ou à la synagogue, se refusent à l’amour; chez certaines, votre arrivée provoque de grandes souffrances et un malaise. Ailleurs, vous représentez souvent un tabou et les femmes, les jeunes filles doivent garder secret ce qui se passe sous leurs jupes. Sans parler des femmes, j’ai envie de dire mes soeurs, vivant dans des contextes extrêmes ou violents, dans des pays en guerre, emprisonnées,réfugiées, malades…

Maintenant je redoute le jour où vous me quitterez. Pas tant parce que j’ai envie d’autres enfants mais parce que je sais déjà que vous me manquerez. Je sais que votre tarissement signifiera la fin d’une part importante de ma vie, ma vie de femme féconde. Bien sûr, je sais que ma vie ne s’arrêtera pas pour autant et que je serai une femme jusqu’à mon dernier souffle. N’empêche… Vous avoir dans ma vie, ça a été une grande chance. Je vous aime. 

 

Illustrations : Paul Gauguin

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