Quand je voyage, je ne vais pas à l’hôtel. Je ne vais pas chez des amis, ni chez des parents. Non, quand je pars en voyage, je vais chez des inconnus. La dernière fois, je suis allée chez Albert. Je n’avais jamais rencontré Albert avant de dormir chez lui. Nous nous sommes connus sur un site (comme tout le monde, quelle banalité, ma pauvre dame), j’ai découvert sa drôle de trombine sur son profil whatsapp. Un homme avec des cheveux volumineux et mousseux très blancs, genre île flottante. Nous avons échangé des mails, nous nous sommes parlés deux trois fois, et nous avons décidé de nous faire confiance. Je lui ai confié mon appartement, je suis allée dans son deux-pièces parisien. J’aime bien ça, pénétrer chez les inconnus, surtout en leur absence. J’aime lire l’histoire de leur vie, à travers le choix de leurs lectures, de leurs disques, de leurs meubles, de leurs rideaux, de leur papier-peint, de leurs tableaux, de leurs bibelots, le contenu de leurs placards. Je surprends leurs passions, je devine leurs obsessions, leurs monomanies. Je reconstitue leur quotidien à travers le contenu de leurs placards et la saga de leur vie, celle de leur famille à travers les photos qui émaillent les murs. J’entre dans la peau de Columbo, je me prends pour une investigatrice, je recompose le portrait de l’inconnu. Il arrive que je croise les personnes qui me remettent leurs clés avant de me prêter leur appartement. Souvent, elles lèvent sur moi un regard douloureux : elles ont peur. Elles enfoncent leurs pupilles au fond de mes yeux pour tenter d’y déceler une folie qui leur vaudrait de retrouver leur appartement saccagé. Ça casse le mystère, si je pouvais, j’éviterais de les rencontrer. Je préfère les imaginer et leur inventer une vie.
La première chose qui m’a frappée quand j’ai mis les pieds dans l’appartement au premier étage d’Albert, c’est le grincement des lattes en bois brut du parquet et l’odeur de pipi de chat, qui m’a prise à la gorge. J’ai fait la grimace. Dans mon dernier échange d’appartement, je devais m’occuper du matou de la fille chez qui j’étais. Deux semaines en tête à tête avec un animal qui se prenait pour un chien. Il me collait tellement que je me suis juré de ne plus m’y laisser reprendre. Ok pour dormir chez des inconnus mais sans animaux. Heureusement pas de chat à l’horizon… Je me suis souvenue qu’Albert m’avait dit au téléphone qu’il accueillait parfois le chat de la voisine qui passait chez lui par la fenêtre du balcon, quand il la laissait sciemment ouverte. Je ne vous mentirai pas en vous disant que je l’ai laissé bien bien fermée pendant les dix jours.
Il adore la danse, Albert. Je l’avais compris parce qu’il m’avait un jour donné un rendez-vous téléphonique après le championnat de France de danses historiques (quelque chose comme ça) auquel il assistait. Et dans son petit chez lui (45 mètres carrés à tout casser), tout parle de sa passion. De grandes affiches, des vhs de spectacles, parfois datées, des photos aux murs, des livres érudits ou vulgarisateurs (la danse classique pour les nuls) trahissent cette ébullition et son éclectisme. C’est un homme qui aime être emporté, Albert, et qui n’a pas peur de son côté féminin.
Dans le salon, pas de canapé (je ne comprends pas comment et pourquoi on décide de vivre sans canapé…), mais une grande table rectangulaire recouverte d’une nappe en tissu à motifs floraux, flanquée de 5 chaises de jardin vertes. A côté un guéridon avec un bouquet de grosses fleurs artificielles. Des lampes d’appoint partout, qui créent une atmosphère intimiste. L’ensemble m’a semblé très féminin, et pourtant je suis convaincue qu’Albert vit seul. J’ai bien noté quelques échantillons de produits de beauté pour femme dans son meuble de salle de bain, mais c’était une présence très peu invasive. Non, les véritables muses d’Albert, ne sont rien moins que la danse, la musique, l’Art…
Autre chose que je peux vous dire d’Albert, c’est que c’est un Juif Ashkenaze pratiquant, très attaché à sa judaïté, dont les origines sont précisément polonaises. De rares photos de famille sur les murs. Je comprends qu’il a deux enfants, grands aujourd’hui, dont une fille qui vit dans le quartier.
Entrer chez Albert, c’est davantage que chez la plupart d’entre nous, entrer dans un antre. Un lieu qui l’habite et où il habite depuis si longtemps qu’on ne sait plus distinguer le dehors du dedans. Chaque centimètre le reflète intimement ; Albert semble un homme qui ne craint pas de creuser en lui pour se confronter à la beauté qui l’anime. Un homme à la retraite, ancien enseignant, pas spécialement sympathique, qui a choisi de vivre pleinement, jusqu’au bout, jusqu’à la dernière note, la vie qu’il a entre les mains.
Quelquefois, chez Albert, je me suis sentie suffoquer. J‘avais l’impression que le temps restait à la porte, comme si chez lui, le temps n’avait pas prise et restait suspendu. Le fait qu’aucun bruit du dehors n’y pénètre, que je ne croise que rarement les autres habitants de l’immeuble n’étaient sans doute pas étrangers à mon malaise. Mais peut-être aussi simplement que ma capacité d’adaptation avait, après ses dix jours, touché ses limites parce qu’au fond, chez Albert, ce n’était pas chez moi.
Illustrations : Matisse, bien sûr !