Ceux qui triment

#lemotdujour

Trimer (fam.), verbe du 1er groupe. Synonyme de travailler dur, travailler sans relâche, « sans goût », sans parfois que cela ne soit suffisant pour joindre les deux bouts et finir son mois.

Il y a en France (et ailleurs) ceux qui triment et ceux qui travaillent.

Les premiers tirent la langue. Ils sont reconnaissables à leur gilet jaune, leur visage aux traits tirés, leur regard hagard et résigné, leur sourire qui ne s’éclaire que lorsqu’ils rentrent le soir, au bercail ou lorsqu’ils retrouvent leurs potes du samedi soir, autour d’une bière ou sur un rond-point. Ils essaient alors d’oublier, de se laver de la fatigue, des vexations, de l’ennui. Ils boivent, ils dansent, ils gueulent jusqu’à s’étourdir. Et puis, ils repartent le lundi matin, les épaules basses ; ils s’éteignent, en pensant déjà au samedi suivant.

Les gens qui triment sont nombreux.

A ceux qui triment, on propose aujourd’hui une solution miracle pour sortir de leur merde quotidienne : le slashing, c’est à dire l’accumulation de plusieurs jobs. Jusqu’à présent, on pensait que ce phénomène était limité aux pays très pauvres et à ceux où le salaire minimal est faible voire inexistant. Mais voici que l’idée arrive en force chez nous. Sur internet, « le « slashing », auparavant subi, est de plus en plus perçu comme un moyen de s’épanouir en tant qu’individu au cours d’une carrière ». On lit toujours sur internet que cette pratique est plébiscitée par les plus jeunes, dont on loue la flexibilité « naturelle ».

Il y a quelques années, j’étais allée passer un week end à Londres. J’étais hébergée chez une amie française, installée depuis un an dans cette ville. Elle m’expliqua que certains de ses collègues vivaient à près de deux heures de leur lieu de travail. Chaque jour, ils montaient en train à Londres. Mais leur journée ne finissait pas à 18h. Les salariés londoniens sont en effet des chats : ils cumulent les vies et les emplois. Sitôt leur première journée de travail achevée, ils enchaînaient sur la seconde. L’un de ses collègues rentrait vers minuit chez lui ; commençait alors sa troisième vie, dans laquelle il s’occupait de repeindre son plafond entre minuit et deux heures du matin. Je regrette de ne pas avoir rencontré cet homme « épanoui ».

J’avais trouvé ces histoires déprimantes et comme d’habitude, j’avais chanté Cocorico :« aux Français, on ne la fait pas ! Ils se battront ! Ils descendront dans la rue pour faire ce qu’ils savent le mieux faire : gueuler, pour que ça n’arrive pas chez eux »…. Mais ça vient. Tout doucement, ça vient ici aussi. Ça approche. Les cabinets de conseil affûtent leurs armes et leurs discours, leurs études « scientifiques » qui encensent un slashing tout bénef pour le salarié qui y trouverait-là l’occasion de « casser une routine, de naviguer dans des mondes différents »… Ces sondages biaisés, ces études pilotées par ceux-là même qui ont intérêt à créer et accompagner le changement viennent ensuite alimenter les reportages sociétaux de nos magazines préférés.

C’est ainsi que nous finirons convaincus que le slashing, cet énième habillage sexy de la précarité, est l’avenir du travail – de notre travail et celui de nos enfants, les gentils millenials– et que rien ne peut s’opposer à cette nuit…

(petite parenthèse pour répondre à ceux qui m’ont écrit pour avoir une explication sur le lien entre la photo d’illustration et le sujet de cet article dans lequel je ne fais l’éloge d’aucune marque de déodorant. Je suis inquiète, cher ami lecteur, de constater ton manque d’attention… As-tu conscience de la hauteur de cette vague nommée slashing qui menace de déferler sur nous ? …. Tu n’as toujours pas compris ?! Purée, ça va être chaud…).

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