Les mauvais regards

Greg gossel les mauvais regardsLorsque j’étais enfant, je me souviens avoir beaucoup souffert des regards mauvais de certains passants, de leurs moues écœurées lorsque ils nous croisaient, mes parents et moi. J’ai eu mal souvent. J’ai eu honte. Dans les magasins, nous avions droit à une filature dans les règles qui ne cherchait même pas à se faire discrète. Nous n’étions pas les bienvenus, nous étions a priori suspectés et on cherchait clairement à nous le faire comprendre. Parce que nous étions étrangers, parce que nous avions un faciès maghrébin et une mise modeste, le mépris s’incrustait, s’installait entre eux et nous. La rencontre était impossible. Eux, c’était les Français et nous, les étrangers, les arabes. Il y a des regards qui éloignent.

Les nouveaux étrangers

Depuis quelques années, de nouveaux accents se font entendre dans le métro parisien. Une typologie inédite d’étrangers est apparue, en provenance des pays de l’Est, en provenance d’Afrique et d’Asie. Je me surprends, lorsque je les croise à ressentir une gêne, un déplaisir. Je leur lance quelquefois de mauvais regards. La France, où je ne suis pas née, est devenue avec les années mon pays. Et je vis comme une invasion l’installation de ces nouveaux étrangers. Je ne leur reconnais aucune familiarité ; ils m’inspirent de la méfiance, de la crainte. Serais-je devenue raciste, à mon tour ? Parce qu’ils sont migrants, poussés par le même désir d’une vie meilleure que mes parents lorsque ils ont quitté l’Algérie, ne devrais-je pas plutôt leur tendre la main, leur sourire, comme je rêvais que les Français fassent avec nous ? Ai-je moins le droit que quiconque de les regarder mal ?


La peur de Autre

greg gossel les mauvais regardsJe suis convaincue que la peur de l’autre et la défiance qui l’accompagnent sont des mouvements naturels, archaïques. Comment ne pas avoir peur de ce que l’on ne connaît pas, de ce qui nous semble étrange et étranger ? Qui peut ouvrir spontanément, ses bras, son cœur à des inconnus, dont il ne comprend ni la langue ni les mœurs ? Je n’ai pas honte de dire ma crainte, mes préjugés, de les reconnaître. Pourquoi se voiler la face ? Nous ne sommes pas des anges. L’arrivée d’étrangers perturbe notre équilibre confortable, nous bouscule, nous dérange. Parce qu’il faut se réadapter, leur faire de la place. Ces nouveaux arrivants remodèlent notre paysage. On peut décider de ne pas bouger, d’être inflexible, de ne pas les accepter. On peut décider aussi qu’avec le temps, on se fait à tout. Même aux nouveaux accents.

La question n’est donc pas « suis-je devenu raciste ? » mais « est-ce que je veux le rester ?».

La peur, la haine de l’Autre, c’est comme tout. Ça s’éduque. Ça se gère. Ça se transforme. Seulement faut-il encore le vouloir. Détester l’autre parce qu’il nous fait peur, c’est facile, ça coule de source tellement ça ne demande aucun effort. Ne plus avoir peur, ce n’est certainement pas aussi simple. Ça demande de se retrousser les manches. Ça demande de ne pas plier, de ne pas céder. A la première peur venue. A l’instinct. Au réflexe. Il faut rester vigilant. Se surveiller. Ah oui, c’est dur, parfois. On rencontre un moment de faiblesse, on est fatigué, on se relâche. On laisse les mauvaises pensées s’immiscer, les mauvais regards nous échapper… et on ne laisse aucune chance à l’Autre.


Nos peurs les intéressent

greg gossel les mauvais regardsIl y en a qui ont intérêt à ce que nous ne lâchions pas nos peurs… Certaines formations politiques (est-il besoin de les citer ?) ont comme fond de commerce la récupération de nos peurs : usant de démagogie, elles flattent les esprits tourmentés, alimentent nos fantasmes, élaborant des représentations où la figure de l’étranger rime avec insécurité. Leur discours, ferme et répressif à l’encontre de ceux qui provoquent tant de peur, sont rassurants : quotas d’expulsion des « indésirables » en hausse, restriction du droit d’asile, limitation du regroupement familial, immigration « choisie », allongement de la durée de rétention des étrangers en situation irrégulière, attestation d’hébergement plus difficile à obtenir, remise en cause de la carte de résident… la France aux Français ! Les inquiets applaudissent. D’autres familles politiques semblent ne pas avoir pris la mesure des enjeux de la peur. Par tradition humaniste, elles pratiquent le déni, refusant d’entendre les peurs de leurs concitoyens. Sourdes et aveugles, elles poussent ceux-ci, exaspérés par leur absence de réponse, à fréquenter les autres partis qui accueillent à bras ouverts leurs peurs et leur frustration.

Je suis l’Autre

Si on ne peut pas aimer tout le monde, on peut décider de ne pas haïr certains au seul motif de leur accent. Ne pas haïr, signifie accepter de vivre avec ses peurs. Se réconcilier avec. Pour ne pas les laisser nous agir. Parce qu’il arrive aussi qu’un jour, l’Autre ce soit nous. Ça nous tombe dessus, c’est froid et dur comme une pluie glacée. On découvre, incrédule puis meurtri, un regard noir qui s’attarde. Et on se demande : « pourquoi tant de haine ? ».

Les mauvais regards nous tiennent éloignés. Dans ces conditions, comment se rencontrer, pour ne plus avoir peur ?

Si j’avais été à l’école avec des Russes, des Polonais, des Roumains, des Ghanéens, des Nigérians, des Syriens, nous aurions grandi ensemble, nous nous serions fréquentés et nous aurions appris à nous connaître, à ne plus nous méfier. Nous aurions eu une langue commune et elle aurait définitivement fait tomber les barrières entre nous. C’est à l’école que l’on se rencontre. Quand on est adulte, c’est plus difficile, presque impossible. Chacun vit en circuit fermé, hermétique. Ce n’est pas trop tard pour se découvrir lorsque l’on est adultes, mais c’est plus long, plus difficile. Chacun reste crispé dans ses certitudes, ses idées toutes faites sur l’Autre.

Je crois qu’il faut faire confiance à nos enfants. La véritable passerelle entre nous et les Autres, ce sont eux qui la construisent. Aujourd’hui, nos enfants grandissent avec des enfants russes, polonais, roumains, ghanéens, syriens et nigérians. Et demain, il n’y aura plus de mauvais regards.

Illustrations : l’utilisation des œuvres illustrant cet article ont été aimablement autorisées par leur auteur © Greg Gossel    http://greggossel.com/

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