Vivre avec Picasso

françoise Gilot et Picasso par Robert CapaFranchement, très franchement, entre nous – puisque ici, on se dit tout- vous n’avez jamais rêvé d’être la muse d’un artiste, d’un chanteur, d’un peintre, d’un poète, et que de vos amours naissent les œuvres les plus admirées et que vous puissiez accéder ainsi par la seule évocation de votre prénom à un destin réservé à un cercle ultra-restreint d’êtres humains : l’immortalité … ? Sans compter en plus que vous devenez du jour au lendemain catapultée au rang d’icône, d’objet de désir, détesté et envié par des millions de femmes dans le monde ? Moi, j’aurais adoré être à la place de Yoko Ono et que John Lennon me susurre « oh my love, for the first time in my life, I can see… ». Trop dommage, il a cassé sa pipe avant qu’on ait pu se rencontrer. Parmi les muses célèbres, on peut citer au hasard Gala, la muse de Dali (trop fou à mon goût tout de même…), Kiki de Montparnasse, modèle, muse et amante -entre autres- du photographe Man Ray, Elsa Triolet qui envoûtera Paul Eluard… D’autres ont partagé la vie de monstres sacrés mais leur nom est demeuré inconnu du grand public, comme si elles avaient refusé la lumière, comme si elles avaient préféré l’ombre pour laisser à l’autre toute la place au soleil.

Une de ces muses méconnues est Françoise Gilot. Si son nom vous dit quelque chose, respect. Sinon, comme moi, vous apprendrez par hasard que cette femme française, qui affiche aujourd’hui coquettement ses quatre-vingt-quinze ans (!), a été pendant dix ans la femme de Picasso, et la mère de deux de ses enfants (Paloma et Claude). Son titre de gloire, voire son laissez-passer pour la gloire : être la seule femme du maître à l’avoir quitté.

Après leur rupture, Françoise Gilot s’est laissée convaincre par un journaliste américain, Carlton Lake, d’écrire sur sa relation de dix ans avec le peintre. Le livre, VIVRE AVEC PICASSO, publié en 1965, chez Calmann-Levy dégage un parfum suranné, celui d’une France qui n’existe nulle part ailleurs que dans les films de Jean Gabin ou dans certains milieux très favorisés et attachés à une certaine étiquette. Le couple se vouvoie du début à la fin, même après deux gosses et dix ans de vie commune. On comprend que le « tu » est la marque des amitiés viriles. Même les femmes ne se tutoient pas. C’est bizarre, les temps ont changé.

Bref, dans ce livre, Françoise se met en scène quand jeune fille de bonne famille, fraîche comme le sont toutes les filles de vingt et un printemps, peintre à ses heures, elle rencontre Pablo Picasso. Nous sommes au milieu des années 40. Paris est encore occupée par des Allemands qui considèrent Picasso comme un peintre dégénéré. A ce moment, rien ne laisse présager d’une possible idylle entre le peintre à la renommée internationale et l’étudiante. Picasso est encore enlisé dans sa relation compliquée avec Dora Maar (« la femme qui pleure », comme il la surnomme) et il a le triple de l’âge de Françoise. Mais Françoise et Pablo se reconnaissent, s’attirent, se plaisent. C’est parti, mon kiki!

Après Olga, une danseuse russe, sa première femme, décrite comme une folle furieuse, Marie-Thérèse, belle, saine, parfaite, Dora Maar, âme torturée, Françoise Gilot s’installe donc dans la vie du géant. Commence une longue histoire constellée de bancs de brouillard et d’orages. Picasso n’est pas un homme porté sur les couleurs pastels. Les siennes sont violentes, presque stridentes.

L’intérêt de ce livre tient d’abord à la reconstitution d’un Paris artistique : les pages sont traversées par les fantômes des grands noms de la littérature, de la poésie : Apollinaire, Sartre, Aragon, Eluard, Cocteau… et de la peinture -Léger, Braque, Matisse, Chagall, Giacometti, Miro…- qui gravitent autour de Picasso, dont l’atelier-appartement est le lieu de rencontre du tout-Paris. Les artistes cités ne sont plus alors de simples noms sur des couvertures de livres, ou des griffes sur une toile, mais des corps vivants, épais, vibrants. Ils recouvrent leur état d’humain, celui qui a précédé la sublimation, c’est à dire leur passage dans une autre catégorie : celle d’immortels.

A travers le regard de Françoise Gilot, nous accédons aux coulisses de la création. Nous suivons l’évolution artistique de Picasso, et pour peu qu’on connaisse un peu de ses œuvres, c’est passionnant de découvrir comment celles-ci sont nées. En ce sens, c’est un livre qui comblera les amateurs de peinture. Picasso y parle technique, histoire de l’art, confronte les théories artistiques et c’est un pur régal.

On découvre l’envers du décor, les relations de Picasso avec les marchands d’art, les relations tortueuses avec les autres peintres, faites d’estime, de rivalité, de rapports de force permanents. Picasso cultive le goût de l’intrigue, de la compétition. Homme aux jugements péremptoires, il prétend avoir toujours le dernier mot et n’admet pas la contradiction. Avec Picasso, rien n’est simple. C’est une âme retors qui a un besoin extraordinaire de se sentir aimé, comme l’enfant veut se sentir adoré par sa mère. L’amitié de Picasso, son estime sont toujours conditionnelles. On ne peut se laisser à la spontanéité, au relâchement. Appartenir au cercle des proches de Picasso implique une mise à l’épreuve permanente, qui finit par être épuisante…

Découvrir l’humain derrière le génie. « Vivre avec Picasso » révèle la petitesse de l’homme sans écorner la grandeur de l’artiste. Toutefois, cette autobiographique écrite dans un style (un peu trop) poli, n’est pas un procès à charge du maître. On sent que Françoise Gilot a pesé chaque mot avant de le livrer au journaliste Carlton Lake. Pas question de verser dans le règlement de comptes, Françoise Gilot a trop de dignité pour cela. « Vivre avec Picasso » n’est pas un livre intime. C’est un livre sobre, dénué de passion. Pas de scandale à l’horizon. Aucune révélation graveleuse pour ne se fâcher avec personne, on reste au dessus de la ceinture (à se demander comment ils ont pu faire des enfants…). Françoise semble préoccupée de ne passer ni pour une hystérique ni pour une femme assoiffée de revanche. Du coup, c’est un peu mou du genou, chouchou. La publication du livre et son immense succès à sa sortie mettent en fureur pourtant Picasso, qui dès lors refuse de revoir Françoise Gilot. On se demande bien pourquoi.

Illustrations :

Françoise Gilot et Pablo Picasso : © Robert Capa

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