Paris, 3017 (Episode 2)

Paris 3017 Dan mccarthy

La voix de la femme s’éleva et couvrit la rumeur du monde. Tous ceux qui l’entendirent -et tous, sur terre, l’entendirent – étaient hypnotisés. Jamais l’expression « boire des paroles » ne sonna plus juste qu’à ce moment-là. Les paroles de la femme entraient en chacun, elles étaient formées de mots simples, mais s’ils se déposaient avec la légèreté d’une plume dans les esprits, ils s’y gravaient comme dans du marbre.

J’étais à Paris quand je l’entendis. J’étais sur un quai de métro. Je n’avais pas de pensées précises, j’attendais ma rame, comme on attend le printemps, confiant et patient. Les téléviseurs qui jusque là débitaient leurs kilomètres de pubs, leurs recommandations à la vigilance, se mirent soudain à grésiller. Il y eut un écran noir puis elle était apparue. Tous ceux qui attendaient comme moi, s’approchèrent. Le visage de la femme demeurait en grande partie dissimulé sous la capuche, nous pouvions juste supposer qu’elle était blanche car, quelquefois, des rais de lumière laiteuse jaillissaient du visage. Je n’ai jamais oublié ses paroles. Et à mesure que j’écoutais, je sentais mon cœur se serrer, comme si quelqu’un l’écrasait entre ses mains. Je crus que mes jambes allaient me lâcher. J’eus une intuition : c’était un énorme canular ou un teaser pour un film catastrophe. Je regardai autour de moi. Je percevais une vague agitation parmi tous ceux qui faisaient face aux écrans. Comme moi, ils semblaient hésiter. J’avais l’impression que leur corps leur disait de fuir, de courir, de rentrer chez eux, de se réfugier sous leur couette, de s’endormir en priant que tout ce qu’ils avaient vu et entendu n’était qu’un sale rêve. Une femme pleurait doucement. Un homme s’était écroulé sur les sièges orange de la station, et tenait sa tête entre ses mains. Ce n’était pas une blague ni une hallucination, donc. Quelqu’un me toucha le bras. C’était un homme avec le visage livide, de ceux qui ont croisé un fantôme. Il bégaya : « vous croyez que c’est vrai ? ». Sans attendre ma réponse, il s’éloigna, lentement, comme s’il craignait de s’effondrer à chaque pas.

paris 3017 dan maccarthyQu’est-ce qui fait qu’une journée ordinaire se transforme soudain en cauchemar ? Comment pouvait-ce être vrai ? Pendant des siècles, on nous avait convaincus que Dieu n’existait pas, que les hommes ne l’avaient créé que pour tenir la bride à leurs congénères capables de tuer père et mère pour n’importe quoi et voilà que Dieu en personne rappliquait, et pourquoi ? Pour nous dire qu’Il en avait assez, et qu’Il allait faire le ménage parmi ces créatures ? Si aujourd’hui, je suis un des rares survivants de la « Colère de Dieu », c’est sans doute pour raconter à ceux qui viendront après, ces jours incroyables et terrifiants où Dieu se manifesta. J’ai perdu beaucoup d’amis, des parents, des frères, ma sœur, des collègues. Le monde que j’avais connu jusque-là est mort. Ceux qui avaient du sang sur les mains n’eurent aucune chance. Les hommes politiques, les enfants de salauds aussi furent condamnés, on s’y attendait – eux les premiers d’ailleurs – mais la colère de Dieu s’abattit aussi sur des gens à qui on aurait donné le Bon Dieu avant… Tous disparurent le Jour de la Vérité. Rien qu’à Paris, plus de cinq millions de personnes s’évaporèrent. Aujourd’hui, celle qui fut la capitale des Lumières ne compte que 3017 survivants. Mais à ce moment-là, alors que les derniers mots d’Elly -c’est comme ça que les médias surnommèrent par la suite celle que Dieu avait envoyée pour délivrer son ultime message- finissaient, personne ne pouvait croire et imaginer ce qui nous attendait. Quand elle eut terminé de parler, elle resta un moment figée devant son autel comme si elle avait donné une conférence de presse et attendait des questions en retour des journalistes, ou qu’elle voulait s’assurer que nous avions bien compris. Mais la sidération avait frappé tout le monde. Alors elle s’éloigna et disparut, comme si elle n’avait jamais existé et qu’elle n’avait parlé. Un grand silence tomba sur le monde. C’était un silence abasourdi, irréel. Les écrans du monde entier reprirent le cours normal de leurs programmes mais nous, nous avons définitivement déraillé.

Je ne suis pas allé travailler ce jour-là. Ni les jours suivants, d’ailleurs. J’ai quitté le métro et j’ai gagné la rue. Tout le monde semblait avoir eu la même idée, si on peut parler d’idée dans l’état d’accablement qui était le nôtre. La plupart semblait errer sans but. Beaucoup criaient et se lamentaient. Certains couraient, les yeux exorbités comme s’ils avaient senti soudain sur eux le regard sévère de Dieu. Des groupes de femmes s’enlaçaient, elles étaient rejointes par d’autres, et c’était des pleurs collectifs dans lesquels chacun tentait d’exorciser sa peur. Les bureaux avaient été désertés, les tables des cafés étaient renversées, les voitures gisaient abandonnées sur les quais ou aux feux, les clés sur le compteur. Quelle importance cela avait qu’on vous vole votre bagnole alors que dans quarante jours vous ne seriez sans doute plus là pour en profiter ? Qu’est-ce qui pouvait avoir encore de la valeur à part votre vie elle-même ? Le patron pouvait aller au diable, votre femme chiante et vos marmots gueulards vous harceler, vous vous dresseriez seul pour affronter votre ardoise, alors à quoi bon adhérer encore à ces histoires ?

Au fil des heures, les rues gonflaient sous les pas de ceux qui comme moi ont voulu contempler le ciel une dernière fois. J’ai marché longtemps dans la ville, je n’avais personne à appeler, plus de femme, pas de fiancée, de toute façon le réseau avait explosé, je me suis retrouvé près des quais. Il y avait un chantier que ses ouvriers avaient hâtivement quitté, vu les outils et les casques qui traînaient ça et là. Je me suis assis sur un plot et j’ai levé les yeux au ciel. Je voulais me remplir de bleu, de ce bleu pur et franc que la plupart d’entre nous ne reverrait jamais. Et si pour moi, c’était aussi la dernière fois ? Je ne voulais pas y penser. Elly navait pas promis de châtiments divins et tout le baratin qu’on racontait aux anciens, avant la mort de Dieu. Mais c’était pas loin.

La nuit suivante, je n’ai pas pu fermer l’œil et je crois que la ville entière, le monde entier est resté là, comme moi, à sa fenêtre. Quand les premières lueurs de l’aube sont apparues, nos derniers lambeaux d’espoir se sont envolés. J’ai entendu comme une seule voix le hurlement du monde monter jusqu’à moi. Le ciel était de couleur orange comme Elly l’avait prédit. Maintenant nous savions que tout ce qu’elle avait dit était vrai. Nous savions que dans quarante jours, quand le ciel serait devenu rouge sang, elle reviendrait. Mais cette fois-ci, elle ne repartirait pas seule. Elle emporterait avec elle ceux qui n’avaient pas réussi à obtenir le pardon des «offensés».

Illustrations : merci à © Dan McCarthy pour son aimable autorisation à utiliser ses œuvres. Site internet :  www.danmccarthy.org/

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