L’ENFER

Dubaï-aéroport-foule

L’Enfer existe sur Terre. Je l’ai trouvé. Je l’ai même traversé. 

Vous même, vous y serez passés sans vous en rendre compte. C’est parce qu’il ne ressemble pas aux vitraux des églises, ni même aux tableaux de Bosch. On n’y trouve pas de démons aux oreilles pointues armés de tridents, ni de grandes marmites dans lesquelles bouillent pour l’éternité les âmes damnées. On n’y entend pas de hurlements de douleur, de cris de désespoir. C’est autre chose, l’enfer sur Terre.

C’est froid, c’est même glacé. Enfin, c’est plutôt tempéré parce que la clim y est branchée 24/24 pour le confort de tous. On y croise du monde, un flot monstrueux d’individus qui se télescopent sans se voir, sans se regarder. Ça grouille 24/24, dans un dédale interminable d’acier, de verre et de lumières artificielles. C’est une tour de Babel dantesque, un non-lieu effrayant où il est impossible de marcher à contre-courant

Cet enfer, je vais vous le dire, on n’est pas là pour jouer aux devinettes toute la nuit, se trouve à Dubaï, dans son aéroport international. Chaque nuit, des avions-cargos y régurgitent des milliers de voyageurs en transit. On peut y voir, en vrac, de grands Russes au visage rouge venus shopper dans le Golfe ou en Asie, des femmes voilées et des femmes en tongs, des Japonais en kimono, des étudiants mexicains, des familles harassées, des pèlerins en partance pour la Mecque, des routards en solos. Ils ont en commun leur regard fatigué, voire halluciné. Un passage à Dubaï, pour beaucoup, c’est la promesse d’une nuit blanche dans un hangar ultra-moderne, un hangar où s’incarnent comme nulle part ailleurs nos ultra-modernes solitudes

L’enfer de Dubaï est soft. A leur descente d’avion, les voyageurs sont catapultés dans l’intestin d’un animal gigantesque qui les triture en douceur, qui les malaxe l’air de rien, pour leur faire pisser tout leur jus. Les entrailles de la bête semblent interminables ; elles regorgent de tentations : les ombres insomniaques errent dans des allées moquettées proposant de « l’entertainment » 24/24, traduisez des têtes de gondoles pleines de produits en promo, de parfums, de sacs siglés, de produits high-tech, de tablettes de chocolat hyper-chères, de souvenirs de pacotille surtaxés. Assommé de musique, privé de silence, on est pressé d’acheter de l’inutile, du cher, du rien pendant notre passage dans le « mall ». Impossible de s’arrêter. La descente continue. Autres promesses. Bureaux de change. Fast-food. Loterie pour gagner de grosses bagnoles. Massages pour les stressés. 24/24. La hiérarchie mondiale se matérialise dans cet aérogare, avec ceux qui peuvent voyager et ceux qui, armés de leur sourire ou de leur serpillière assurent, 24/24, le confort des premiers. On avance dans la mêlée, il y a du monde autour de nous, autant dire qu’il n’y a personne. En tout cas, personne pour nous guider. Impossible alors de retenir ce cri qui monte : qui me voit parmi cette masse humaine ? Est-ce que j’existe pour quelqu’un ? 

Chaque nuit, l’aéroport de Dubaï se transforme en abri de fortune. Les voyageurs, les yeux rouges de sommeil, y cherchent un coin pour s’effondrer et roupiller. Épuisés, vaincus, ils s’offrent aux regards, ils oublient leur pudeur, ils dorment par terre, recroquevillés là où ils le peuvent, enveloppés dans un paréo ou une chemise. Ils ne sont plus blancs, arabes, asiatiques ou noirs. Ils ne sont plus riches et arrogants. Pour quelques heures, chacun redevient vulnérable, comme s’il était perdu en pleine brousse, alors que la vérité, c’est qu’il se trouve dans l’un des endroits les plus modernes et les plus riches au monde.

Est-ce que ce n’est pas cela au fond, l’Enfer ? Avoir tout et n’être rien ?

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